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Géographie culturelle et géopolitique en Kabylie  La révolte de la jeunesse kabyle  pour une Algérie démocratique

Introduction

" Les germes d’une guerre civile sont là... ", « Algérie : le divorce d’avec la jeunesse », « Algérie, les forces de l’ordre ont empêché la marche kabyle dans la capitale », « Répression en Kabylie », « Grève générale en Kabylie », « Marche en Kabylie », « L’enquête sur les morts de Kabylie », « Les Kabyles se soulèvent contre le “mépris” du pouvoir », « Les émeutes en Kabylie ont fait une soixantaine de morts et près de deux mille blessés en deux mois », « Algérie : la gendarmerie accusée, le pouvoir préservé ».

Tels sont quelques-uns des titres ou sous-titres d’articles publiés dans des journaux français en 2001 [1]. Nombre de ces informations sont complétées de photos de presse ou, à la radio et la télévision, d’entretiens avec de jeunes manifestants. À y regarder de plus près, la plupart des slogans figurant sur les banderoles, y compris celle qui portait l’expression kabyle Ulac smah [2] « Aucun pardon » – pour les gendarmes –, ont été écrits en caractères latins, la plupart en français, comme le français est aussi la langue dans laquelle beaucoup de ces jeunes interviewés se sont exprimés en pleine effervescence, spontanément, avec une expression châtiée, sans guère d’accent local. Il semble bien que ce mode d’expression soit une marque spécifique et habituelle de la jeunesse kabyle car, en Kabylie même, encore aujourd’hui, les murs sont recouverts de slogans accusateurs visant les gendarmes et les généraux... en français. 

 

 

 

C’est en tout cas un fait incontestable : l’effervescence qui se développe aujourd’hui en Algérie a pris naissance parmi cette jeunesse de Kabylie, à très peu de distance d’Alger, avec une grande ampleur. Ces récents « événements de Kabylie » ont déjà fait, en deux mois à peine, de la fin du mois d’avril à la fin juin 2001, une soixantaine de morts et plus de deux mille blessés en Kabylie ( Le Monde, 22 août 2001). Toutes ces observations méritent qu’on se pose les nombreuses questions afin de tenter d’y répondre. En quoi les habitants de cette région toute proche d’Alger, pourtant bons musulmans [3], se distinguent-ils donc au sein de l’ensemble national ? En 1991, la Kabylie a été la seule région d’Algérie à ne pas accorder ses suffrages au FIS (Front islamique du salut). Alors, et depuis, pourquoi n’ont-ils presque pas donné prise aux mouvements islamistes ?

Bien au contraire, la génération des Kabyles adultes avait adhéré massivement aux partis démocratiques : le FFS (Front des forces socialistes) d’Aït Ahmed et le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) du Dr Saïd Sadi. Mais pourquoi la jeunesse kabyle – leurs enfants – constitue-t-elle aujourd’hui une avant-garde politique, en venant même à dépasser ces partis démocratiques eux-mêmes ? Pourquoi sa mobilisation actuelle, dans l’expression de nombreuses revendications contre le pouvoir algérien, s’étend-elle au point de risquer de gagner toute l’Algérie ?

Pour être en mesure de saisir les données des problèmes, il faut s’efforcer, à travers les réalités de la géographie, de l’histoire, de la culture et des structures sociales assez spécifiques de cette partie de l’Algérie, de tenir compte et de comprendre les représentations que les Kabyles eux-mêmes ont de leur région et de leur place dans la société algérienne. Incontestablement, ces représentations leur donnent une telle assurance dans leur identité nationale, et suscitent parmi eux une telle prise de conscience politique, qu’ils n’hésitent pas à être les premiers à manifester pour exprimer clairement leurs revendications : « La primauté du politique sur le militaire, et une Algérie démocratique et sociale » (Coordination de Kabylie, 20 août 2001). Qui sont donc ces Kabyles, sur quels fondements s’est construite leur identité, quels en sont les composantes ?  

Une montagne berbère très peuplée à proximité d’Alger

 

Les Kabyles sont d’abord des imesdourar « montagnards », ce dont ils sont fiers. Tamourt leqbayl, le « pays des Kabyles » ou la « patrie kabyle » et la « terre kabyle » tout à la fois, à laquelle ses habitants sont très attachés, est en effet un ensemble montagneux, la Grande Kabylie, très densément peuplé (en moyenne 200 hab./km2) qui, à une cinquantaine de kilomètres à peine à l’est d’Alger, s’étend sur un peu plus de 200 km d’ouest en est et une centaine du nord au sud.

Je distingue ici de cette Grande Kabylie les « Petites Kabylies » qui lui font suite et comprennent, vers l’est, les massifs de Jijel, des Babors et, vers le sud, la région de Bordj Bou Arreridj, plus arabisés. Et je considère que la région à l’ouest de Béjaïa fait partie de la Grande Kabylie.

Après avoir quitté Alger, et traversé, en une quarantaine de kilomètres, la partie orientale de la plaine de la Mitidja, l’autoroute de Tizi-Ouzou file droit vers l’est en franchissant, après Boudouaou, les portes de la Kabylie : c’est là, près du pont de l’Isser, un lieu stratégique où ont eu lieu maintes célèbres batailles et là où, plus récemment, les hommes au pouvoir à Alger établissent le « cordon sécuritaire » qui fait barrage aux manifestations kabyles interdites à Alger, ainsi bloquées en Kabylie. C’est là aussi, sur le pont même de l’oued Isser, que les gendarmes avaient empêché l’écrivain kabyle Mouloud Mammeri venant d’Alger de poursuivre jusqu’à Tizi-Ouzou, où il devait faire une conférence à l’université sur les poèmes kabyles anciens; c’est cette interdiction qui avait déclenché les émeutes du « printemps berbère » de 1980. C’est encore en ces lieux que, le 8 août 2001, d’autres gendarmes ont stoppé la marche des jeunes Kabyles sur Alger.

Tout près de là, sur les collines, au col de Thénia, l’on découvre Tamourt leqbayl, le pays desKabyles : des montagnes qui dominent de part et d’autre le bassin du fleuve Sebaou et de ses nombreux affluents, où se niche la capitale régionale de la Kabylie, Tizi-Ouzou (le « col des genêts »).

La montagne adrar, dans sa diversité, occupe une place de choix dans les représentations des Kabyles, dans leur culture comme dans toute leur vie et leurs activités [Lacoste-Dujardin, 2000]. Alors que le Haut Djurdjura est, pour eux, le domaine d’une nature inhospitalière, juste en dessous, la montagne moyenne est celle qui accueille et abrite les maisons des hommes. Ils s’y concentrent en gros villages, perchés au-dessus des plaines, celles-ci certes fertiles et propres à la céréaliculture, mais tout aussi dangereuses autrefois que la haute montagne, car à la merci d’incursions hostiles de cavaliers turcs.

Ce massif Agawa est la partie la plus densément peuplée de la Grande Kabylie; les villages s’y pressent, avec, autrefois, leurs maisons à toits de tuiles rondes et rouges, sur les crêtes de la montagne surpeuplée – on compte environ 4 millions d’habitants en Grande Kabylie –, au point d’y atteindre plus de 200 hab./km2, ce qui n’a pas manqué d’étonner les premiers voyageurs stupéfaits de trouver, juchés sur les montagnes, des « centres de population où le nombre d’habitants est dix fois supérieur aux chiffres des villages de la plaine » [Carette, 1848, t. II, p. 327]. Ce massif est aussi la partie la plus connue, et celle d’où sont venus jusqu’en France le plus grand nombre d’émigrants.

 

 

   

 

Camille Lacoste-Dujardin  (Ethnologue, CNRS)

suite 

Tag(s) : #Histoire de Tassaft et des environs: articles
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