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Une culture encore vivante

 

À longue histoire, culture riche en productions orales et matérielles, que cette culture tamazight a exceptionnellement entretenues et développées jusqu’à aujourd’hui grâce à l’oralité, qui a stimulé la mémoire à un point extrême [9]. Une telle survie provient sans doute de ce qui devient à présent un handicap : l’absence d’écriture propre chez les Berbères. Seuls les Touareg sahariens utilisent une écriture : le tifinagh, dont les caractères alphabétiques font partie de leur éducation traditionnelle. Ils l’emploient usuellement, surtout dans des jeux poétiques, des graffitis, de courts messages. Faite pour être gravée durablement dans la pierre ou de façon éphémère dans le sable, cette écriture est demeurée inutilisée par le commerce et l’exercice du pouvoir, qui n’employaient que la parole [10]. En l’absence de vecteurs écrits – à l’exception de cet alphabet tifinagh –, la tamazight n’a donc pu se diffuser, c’est pourquoi elle est demeurée d’usage limité à la communication entre groupes désormais réduits. Certes, cette langue contribue à maintenir la solidarité des imazighen, mais elle n’est guère, aujourd’hui, en mesure de s’étendre. Néanmoins, tout orale qu’elle soit, la tamazighta été, depuis le Moyen Âge, transcrite par les Marocains au moyen de caractères arabes, mais les Kabyles l’écrivent aujourd’hui en caractères latins grâce aux nombreux francophones ou Français qui, les premiers, ont recueilli des narrations de la bouche de conteurs kabyles.

 
 
 
 
 
 
Cette tamazight sert de support à une très grande et très riche littérature orale tant en prose [Lacoste-Dujardin, 1970] – mythes antéislamiques, contes, légendes, histoires plaisantes – qu’en poésie (poésies amoureuses, chants de louanges, de travail, de fêtes, berceuses, etc.), que la très longue persistance locale de l’oralité a maintenues vivantes jusqu’à présent. Les Kabyles connaissent les œuvres de leurs grands poètes, tel Si Mohand-ou-Mhand, qu’aujourd’hui l’écrit ou les moyens audiovisuels sauvegardent et enrichissent de nouveautés : on assiste à un remarquable épanouissement créatif, par exemple dans l’humour (Fellag), la chanson, très en vogue parmi les jeunes (Slimane Azzem, Aït Manguellat, Ferhat, Lounès Matoub, Idir, etc.), dont le succès peut même être mondial, tel Idir, chanté jusqu’au Japon.
 
 
 

 

La culture kabyle, ces jeunes le savent, existe aussi par ses danses, sa musique qui a ses grands artistes, créateurs et interprètes, comme cheikh Hasnaoui. Elle s’exprime encore par maintes productions artistiques matérielles : dans le domaine du tissage, les tentures, tapis, fins tissus de laine et soie sont réputés, élaborés par les montagnardes sur des métiers de haute lisse. Il y a encore le travail du bois au décor géométrique spécifiquement berbère, plus rectiligne que curviligne, la poterie kabyle aux décors géométriques multiples dont s’inspire aujourd’hui une vaisselle commercialisée jusqu’à Alger. L’orfèvrerie, enfin, est célèbre par les bijoux kabyles très spécifiques, traditionnellement en argent, parfois de grande taille, supportant des émaux cloisonnés multicolores et ornés de cabochons de corail, et de ces pendeloques tintinnabulantes dont est inspirée la célèbre chanson d’Idir qui a connu un succès mondial : Vava i nuva. La valeur identitaire de ces bijoux est encore si actuelle qu’une toute récente « charte de village », concoctée par de jeunes intransigeants, prescrit aux femmes de s’en parer à l’exclusion des modernes bijoux en or importés, étrangers à l’art local, mais qu’arborent les femmes d’émigrés ou bien des jeunes femmes plus modernes.

 

 

Trois productions matérielles connues maintenant de tous les Maghrébins font la fierté des jeunes pour leur origine spécifiquement imazighen : un vêtement, le burnous (abernus), grande cape de laine à capuchon que tout homme se doit de porter pour afficher son « amazighité » et qui s’est depuis longtemps largement répandu à travers le Maghreb; un instrument, la cuillère individuelle en bois, souvent gravée ( taghenjaout), alors que les Arabes, même citadins, mangent couramment avec leurs doigts; enfin un mets, le seksou, son véritable nom berbère, plus connu sous le nom de « couscous », apprécié non seulement dans le nord de l’Afrique, où il n’est nulle cérémonie ou fête sans ce plat au rôle sacralisé de communion entre tous les convives, et succès international aujourd’hui.

 
 

 

Les jeunes connaissent aussi l’architecture berbère, maisons plus ou moins grandes ou greniers fortifiés, depuis les grands châteaux igherm ou tighermt du Sud marocain jusqu’aux greniers collectifs de la même région ou de l’Aurès, en passant par les anciennes maisons kabyles en pierres claires souvent taillées et aux toits de tuiles canal rondes (appelées « romaines », mais qui sont méditerranéennes). Certains grands édifices actuels, comme la grande mosquée Hassan-II de Casablanca – au minaret de section carrée et recouverte de tuiles rondes –, sont inspirés de cet art architectural amazigh qui s’est répandu jusqu’en Andalousie où les grandes dynasties arabo-berbères l’ont épanoui, et dont les Maghrébins, beaucoup de ceux qui se disent arabes mais qui sont en fait des Berbères arabisés, sont légitimement fiers.

 

 

 

 

 

L’appétit culturel des jeunes

Cette fierté d’une culture fort ancienne et riche, les jeunes gens de Kabylie en sont de plus en plus conscients. C’est ainsi que s’est développé dans la quasi-totalité des villages de la montagne kabyle un foisonnement d’associations « culturelles et scientifiques amazigh » qui, regroupant jeunes gens et jeunes filles, en dépit de l’ancienne ségrégation selon le sexe qu’ils savent démocratiquement dépasser, s’attachent à recueillir des trésors d’oralité encore vivants : contes, légendes, récits historiques, poèmes, comme des éléments de vocabulaire concernant les animaux ou les plantes, par exemple, dont les noms peuvent différer d’un village à l’autre. Ils se montrent ainsi fort avides de cette richesse culturelle et très soucieux de la sauvegarder tant que des anciens peuvent encore la transmettre, afin de la faire respecter, de la reconnaître et de la promouvoir avec l’aval de l’autorité de l’État au sein de l’ensemble algérien.

 

 

 

 

Leur richesse culturelle, dont ils sont conscients, inclut les autres apports qu’ils se sont appropriés. Ainsi tiennent-ils compte de la composante arabophone de l’Algérie, dont souvent d’ailleurs les représentants partagent leurs revendications de reconnaissance officielle des langues proprement algériennes, celles parlées en Algérie, tel le kabyle, et tel l’arabe algérien au lieu de cet arabe classique (duVIIe siècle, celui du Coran), ou cet arabe dit « moderne » (celui des journaux du Moyen-Orient), ou tel encore le français parlé par tant d’Algériens, en Algérie comme en émigration, et dont l’emploi se développe aujourd’hui en Kabylie grâce aux chaînes de radio et de télévision francophones. Ouverts, les jeunes Kabyles souhaitent voir reconnus et légitimés les enrichissements qu’ils ont reçus grâce à diverses composantes culturelles. Par exemple, n’est-ce pas un intéressant paradoxe qu’une production culturelle récente, spécifiquement kabyle, puise avec bonheur à plusieurs de ces cultures ? C’est d’un tel éclectisme qu’est riche l’aventure d’un récent et très beau film kabyle financé par des capitaux de l’immigration : La Colline oubliée, d’Abderrhamane Bouguermouh, tiré d’un roman que Mouloud Mammeri a écrit en français ( 1953). Cet auteur, d’une famille des Aït Yenni, est un des plus illustres représentants de cette élite intellectuelle kabyle formée par l’école française, et il a bénéficié d’une considérable audience parmi la jeunesse kabyle. Universitaire, chercheur et écrivain, il avait écrit son roman, qui se déroule dans un village kabyle à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en français; mais, dans le film, les acteurs s’expriment en kabyle et, pour sa diffusion en France, les dialogues ont été sous-titrés en français. Ces allers et retours du français au kabyle n’ont nullement troublé le très grand succès obtenu par cette œuvre en France comme en Algérie, et les jeunes Kabyles lui ont fait un écho enthousiaste.

Pourtant, ceux-ci ont pu avoir un moment l’espoir de la reconnaissance de cette richesse culturelle par le gouvernement algérien lorsque, au printemps 1992, sous la présidence de Mohammed Boudiaf, son ministre de la Culture M. Belkaïd confiait son souci d’assumer le passé algérien en se réconciliant avec toutes ses racines, à savoir ses trois composantes culturelles conçues comme autant de richesses : arabe, berbère et aussi française, considérée comme un « butin de guerre », selon l’expression du grand écrivain algérien Kateb Yacine. Espoir vite déçu : on sait que le président Boudiaf devait mourir assassiné le 29 juin 1992, et son ministre de la Culture connut, peu après, le même sort tragique. Dix années plus tard, alors qu’une nouvelle génération prend une conscience de plus en plus aiguë de cette réalité, nul doute que le pouvoir algérien actuel, en refusant de reconnaître et de célébrer ce patrimoine algérien, n’exaspère les revendications des jeunes Kabyles et leur sentiment de minorité au sein de la nation algérienne.

 

 

Tag(s) : #Histoire de Tassaft et des environs: articles
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